mercredi 10 décembre 2014

L'inconnue reconnue

La rue Montorgueil s'anime davantage en cette période de Noël propice aux commerçants soucieux d'un chiffre d'affaires meilleur que l'an dernier;  chacun dans la recherche de mille stratégies pour attirer, retenir le chaland indécis. Ces boutiquiers accaparent l'espace du trottoir public mettant ainsi  le piéton dans l'obligation de regarder leur étal festif. Tel le papillon de nuit  attiré par la lumière jaune des lampadaires, le voilà captif pour un achat parfois inutile, irréfléchi, compulsif disent les psys.
Assise sur un carton d'emballage de machine à laver, une femme, immobile, indifférente au brouhaha de la rue. Ses cheveux emmêlés sur un crâne à l'arrondi parfait, ressemblent à la fillasse que le plombier glisse autour du tuyau pour parfaire la réparation de la fuite. Ses vêtements sont grossiers, mais protecteurs. Châle, chaussettes, mitaines semblent la protéger suffisamment du froid  pour la laisser rêver, la laisser se perdre dans la lecture d'un ouvrage tenu dans ses doigts gris. Malgré son apparence, il y a de l'élégance dans son geste, sa posture.
Elle lève la tête quand je trébuche sur deux pavés disjoints. Me regarde. Bonté, douceur. Ces yeux, ce regard, ... que me rappellent-ils? Seul un sourire gêné se dessine sur mes lèvres en guise d'excuse, mais elle ne le voit pas, très vite elle a baissé son visage, retourne dans son monde. Ce regard ... il a suffit d'une seconde pour qu'il m'habite, me presse à rentrer chez moi pour assouvir mon besoin de savoir. Rechercher dans mes souvenirs la trace de l'émotion qu'il a suscité un temps lointain. Faire le tour des possibilités. Quand? Où? Naturellement une idée s'impose: à l'école primaire! Vite, rechercher les photos de classe méticuleusement  rangées par ma mère; cette boîte que j'ai eu si souvent envie de jeter, trouvant inutile d'embarrasser mes étagères de vieilleries nostalgiques d'un temps passé. En peu de temps, je la retrouve. Elle, au premier rang, entre la maîtresse, madame Belmont et moi. "Classe de CM1", avec pleins et déliés, indique l'ardoise portée par une élève à ma gauche. 36 filles aux tabliers bien repassés, chevelures peignées, sourires pour certaines un peu figés. Il fallait être belles et propres le jour de la photographie! 36 filles, pures produits de l'école publique du quartier populaire du XIe arrondissement.
Elle se distingue des autres. Ou peut-être est-ce moi qui, avec toutes ces émotions d'autrefois revenues intactes, la trouve différente, plus naturelle, plus belle dans son tablier Vichy. Droite, fière, espiègle, elle regarde le photographe avec une assurance non dénuée de candeur.
Elle et moi, nées le même jour, comme deux sœurs. Rosine. Je l'enviais un peu cette petite-fille du "marchand de couleurs" habitant boulevard Beaumarchais et moi, une rue parallèle menant au cirque d'Hiver. Mon père, amateur d'opéra, avait trouvé malicieux de prénommer cette enfant Rosine quand on habite la grande artère parisienne portant le nom de l'auteur du Barbier de Séville! "Rosine" la jeune orpheline, admirée, convoitée par deux amants. 
Je me souviens nous passions de longs moments chez elle. Ses parents travaillant, nous étions toutes les deux et nous nous amusions ; c'est avec elle que j'ai bu mon premier, et peut-être le seul, verre de coca cola. A la récréation, elle croquait ses camarades sur un petit carnet à spirales. "Je serai dessinatrice", affirmait-elle. Que rapproche cette petite-fille déterminée de cette femme perdue? Un petit personnage dessiné d'un seul trait noir, inventé par elle, décorait ses cahiers comme des enluminures. Les enseignantes avaient vu en elle un destin prometteur; à la fin de chaque année scolaire, elle recevait, avec toujours autant de plaisir, et comme une évidence, le prix de dessin.
A la rentrée d'automne, le magasin était fermé: "changement de propriétaires" écrit en gros sur la devanture. Ses parents avaient, d'après la maîtresse, décidé de s'installer en province. Je n'avais plus eu de ses nouvelles et pourtant, c'est comme si elle faisait partie de moi, de mon enfance parisienne enjolivée peut-être. Pas question de la perdre de nouveau; vite la retrouver, se retrouver, rattraper le temps.
Rue Montorgueil, le carton est là. Vide. Sauf un marque-page, reproduction de "Clowns endormis". Au dos un simple trait de plume pour tracer, sur une ligne, ce mystérieux petit personnage au bord d'un précipice. Elle m'avait reconnue et évitée.

Michèle Marquet
6 décembre 2014

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Joli texte sensible...
J'ai habité rue Montorgueil puis près du Bd Beaumarchais.