mercredi 10 décembre 2014

L’homme et la mer

Mon père est mort voilà deux jours. Pour occuper mon esprit, je décide de faire l’inventaire des souvenirs dans la maison vide.
Les photos que me livrent les tiroirs des meubles sont datées au verso. L’une d’elle retient mon attention : le 9/09/62,  cinq personnages sur la plage du village. Un cliché noir et blanc  aux contrastes marqués. Je fais partie du groupe de garçons d’une dizaine d’années. Je ne reconnais personne. Seul un de nous, le plus grand est juché sur une barque de pêcheur allongée sur le sable. Il domine  la scène, au premier plan, son regard projeté vers l’horizon, loin. Chef de meute, quatre paires d’yeux le fixent. Je le reconnais, Paul, nous l’aimions, l’admirions. Je revis le moment.  Paul s’adresse à l’immensité azur : « Un jour je partirai  sur les océans. Le monde sera à moi ».  Le roulis des vagues sur les galets, la peau bronzée de nos corps au gout salé, iodé, le soleil haut dans le ciel, bleu, griffé par les mouettes au rire humain sur nos têtes. Pas un nuage ! Le photographe a immortalisé la prophétie qui vient de renaitre de ma mémoire. Je l’entends  : « Ne bougez plus, souriez ». La joie enfantine, insouciante, une paillette de vie. Paul et moi étions proches, partagions nos rêves futurs. Nous étions des enfants, déjà explorant les années pour deviner ce qu’elles allaient nous apporter. Qu’est-il devenu, ce Paul ? Nos routes se séparent à la rentrée scolaire 1962/1963. Nous ne devions plus nous revoir, croyions-nous.
Le cahier de condoléances remis le matin suivant va nous rapprocher.  Je trouve rapidement la signature de Paul et une phrase m’invitant, peut-être, à prendre contact avec lui : « Très sincères amicales pensées, aux moments heureux ensemble ».  J’y vois un signe du destin. Je surmonte ma réserve qui m’a toujours ligoté dans la passivité face aux événements imprévus et décide de le retrouver. Revivre ce jour de fin d’été grâce à une photo conservée par mon père et où Paul resurgit m’insuffle une énergie nouvelle qui dissipe la brume engluée de tristesse de mon esprit.
Deux jours plus tard je franchis le seuil de sa porte. Une maison en front de mer, à proximité de la plage où la photo a été prise il y a un demi siècle. Je l’ai glissée dans mon portefeuille. Ce cliché est  le point de départ de nos retrouvailles,  le même air, le même décor naturel, en dépit des années passées.
Un enfant m’ouvre la porte et me fait entrer. La ressemblance avec Paul enfant est surprenante. Le même regard, la fossette sur la joue, la mèche sur les yeux.  Paul me salue et me présente son petit fils prénommé Lucien.  Lucien, Paul, le temps n’a plus de sens. Invités rapidement à nous rafraichir, nous sommes assis sur la terrasse, sous la treille chargée de grappes de raisins muscat sucré enivrant les guêpes gourmandes.
 Paul est là, il raconte. Yeux clairs, front volontaire comme sur la photo.  Certes les traits du visage se sont alourdis mais la flamme  intérieure ne s’est point éteinte. Lucien est près de lui, l’écoute. Je l’imagine déjà suivant les traces de son ainé.
Paul a navigué sur tous les océans du monde, fait plusieurs fois le tour de la planète et  est revenu au pays dès les premiers jours de sa retraite d’officier de marine. Il contemple  notre photo, se souvient et dit : « toi aussi , Lucien, un jour les océans te porteront, le monde t’appartiendra, si tu le désires, fort. »
Paul est toujours en service commandé. Il accompagne les touristes pour de courtes croisières. Les grandes traversées sont devenues des cabotages dans la baie. Sa passion ne l’a pourtant pas quitté.

 Le journal local m’apprendra deux ans plus tard qu’un Musée Océanographique dont il est devenu le directeur accueille nombre de curieux. Les enfants viennent de loin le visiter. A la sortie des horizons lointains naissent dans leurs yeux quand ils regardent la mer.

Guy Vidal
6 décembre 2014

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